Haris Epaminonda – « Stelle », le mot « endroit »

« L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient »

Charles Baudelaire « Le crépuscule du matin »

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Haris Epaminonda, Untitled #04 a/w, 2016, VOL.XIXinstallation view at Rodeo, London, 2016
Courtesy: the artist and Rodeo, London / Piraeus. Photo: Plastiques

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 Haris Epaminonda – VOL. XXVII. 2019 (mixed media installation)

 

Toujours l’espace dans la lumière de ses rêves, Haris Epaminonda développe une grammaire des moindres décalages, relations aux fines frontières des objets, son œuvre pareille à un corps piège minutieux. Kaléidoscope démembré, le recul des trouvailles juste avant de disparaître. Les geishas des buttes blanches sont passées à petits pas. Le fantôme d’Ozu a posé de son côté une petite jarre à l’endroit précis où elle devait être.

Haris Epaminonda est une artiste chypriote, née en 1980 à Nicosie, elle vit et travaille actuellement à Berlin après des études en Angleterre.

Elle interroge le topos ou plus profondément une forme de « paratopie ». La paratopie s’inscrit dans la problématique des discours constituants, discours qui jouent de la frontière entre lieu et non-lieu. Déplacer les objets dans une sphère de la réalité non prévue, à construire. Elle doit donc construire le territoire de son œuvre à travers une faille elle-même à trouver dans un réseau paratopique, réseau qui traverse en l’ignorant toute frontière repérée comme telle.

Chateaubriand mange une poire, élégant, les yeux noirs dans la pièce d’à côté, finesse, tenture Véronèse, collages dépouillés d’objets choisis, purs, propres pour laver les yeux.

« The light of a kiss », une belle phrase de James Lee Byars qui peut aussi qualifier la lumière soignée des installations d’Haris Epaminonda. Le sublime est doublé d’une certaine forme de poésie et, comme nous l’affirme Novalis, « plus il y a de poésie, plus il y a de réalité ».

Prémonition pour l’étincelle soudaine qui, au passage, lève et lave le socle, le sol de ses ombres rescapées. L’étendue des murs, l’étendue du sol : deux étendues constitutives de l’essence d’un monde où les objets viennent trouver leur place en disposition de figures maîtrisées.

Résonances bien tempérées au pays de la fraicheur d’âme. Le pur au-delà est contenu entre les murs, en un certain lieu, devenu par une intervention minimale de l’artiste, scène de fiction, de théâtre métaphysique.

Les objets soigneusement choisis parfois en partie cachés sont présentés dans leur apparaître. « Le pur apparaître », l’éphémère, le sublime, autres mots pour désigner « l’ekphanestaton » selon Philippe Lacoue-Labarthe.

La situation est que deux points de départ peuvent être possibles en même temps : la constance peut arriver entre deux points éloignés grâce à une fiction qui n’a pas de lieu au départ et qui peut apparaître au point d’équivoque non prévisible.

Angles droits, finesse de libellule, de ses ailes transparentes, socles laqués de noir profond en préambule rares objets en embuscade, disposés en trames limpides. Au déploiement, au recueil et au pli ; dire l’intime du jour accentué.

L’évocation indirecte du « claustro do silencio », dans son architecture sublimée comme dans ses détails, devient une sorte de miroir, forme et fond de certaines installations d’Haris Epaminonda.

L’eidos, ou ousia eidetike, c’est la substance formelle. C’est la substantialité, ou le fait d’être ce quelque chose qu’on était : to ti en einai. C’est l’assomption de la constance : c’est l’être de quelque chose qui dure à être ce qu’il est, qui perdure. Continuité d’identité : la chose coïncide avec ceci que son identité se perpétue. La continuité d’identité, quelque chose doit être dépassable.

Journal intime, épuré, d’une complicité secrète, dans ses installations il n’existe pas vraiment d’artifice, de trompe-l’œil, c’est bien autre chose, un léger décalage de présentation, un « non-finito » pourtant bien mesuré.

Dire quelque chose sur le secret de la pierre de Bologne et lire Nicolas Lémery dans l’édition d’origine.

« The mystery remains »

On peut s’approcher du mystère,

Tout en le laissant intact,

À l’individuel est associée la nécessité, et Peter Szondi cite souvent une phrase de Schleiermacher datant des années 1805-1806 : « Je ne comprends rien si je n’en saisis pas la nécessité et ne peux la reconstruire ». L’âme peut trouver une expression poétique parce qu’elle a en propre la rigueur de la syntaxe : elle peut être régie par les conditions instaurées par celle-ci dans son « monde » artistique.

Rainer Maria Rilke, parlant de Rodin, employait le mot « endroit », « Stelle » : « Rodin saisissait la vie aux endroits les plus petits », ou encore : « A tel endroit la lumière et la sculpture semblaient s’accueillir mutuellement, à tel autre se saluer timidement, ailleurs encore se croiser en s’ignorant ; il y avait des endroits sans fin mais aucun où il ne se passât rien. »

Déchaussée elle enlève un par un de façon légère les objets qu’elle avait déposés au sol, certains à peine arrivés. Une lumière choisit le petit cheval à demi caché derrière une planche ; une belle idée que de les garder et la planche et le cheval disposés tel quel. Le pont est nettoyé de tout ce qui n’était pas nécessaire.

Son travail intègre films, sculptures et installations, qui incluent images et objets de diverses époques et origines, suscitant de multiples rencontres et confrontations tout en entretenant un rapport explicite au passé. Pages de livres anciens, vases, statuettes, etc., se trouvent mis en relation par le biais d’associations visuelles qui dessinent un espace fictionnel.

Elle conçoit une sorte de musée des jeux de l’esprit et de la grâce dans un espace très soigné et lumineux. Dans un silence chimique s’installe une intériorité flottante.

Les angles sont nets, la lumière taillée au scalpel ; guichet calme, comme en plein été ; une maquette du pavillon d’or sur un socle rouge vif. Nemus et nemos ont pour racine commune « nem » qui exprime l’idée de diviser : Némésis la déesse du partage entre ce qui revient aux dieux et ce qui est laissé aux hommes est donc revisité par le dialogue entre nature humaine et logique végétale. Du verbe grec νέμειν (némeïn), signifiant « répartir équitablement, distribuer ce qui est dû ».

Dans les installations d’Haris Epaminonda l’espace est comme détendu et le temps se fait caressant sous le regard des anges. Le temps et l’espace traversent en pureté le corps des anges pour donner un sens à l’installation. Heinrich von Kleist dans son ouvrage « Sur le théâtre de marionnettes » évoque de la même façon « le chemin de l’âme du danseur » à travers les mouvements de poupées et les costumes rudimentaires ou très colorés. Ici peu de mouvement semble-t-il mais l’âme d’u danseur qui créé le vide, un vide paradoxalement habité.

L’espace « envisagé », la tentation du vide, une distance qui s’approche, immobile ; « l’accès à ce royaume transcendant où les hommes authentiquement grands sont seuls à entrer et où habite la vérité. » Simone Weil : « L’Enracinement »

Dans son « Traité d’Osiris », Plutarque prétend qu’en la ville de Saïs, en Egypte on pouvait lire au fronton du temple consacré à Minerve, la déesse de la sagesse, l’inscription suivante : « Je suis tout ce qui fut et ce qui sera, et pas un de tous les mortels n’a encore jusqu’ici découvert mon voile. »

Un espace conçu pour recevoir la vérité de ce qui est donné, elle dépose une maquette dorée du pavillon d’or de Kyoto sur un socle rouge vif, ces deux objets ensemble développent une identité à la fois cohérente et fécondante.

Jean-Louis Vincendeau

 

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